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Avant, pendant et après le 11 janvier


Le philosophe Edgar Morin et l'essayiste Patrick Singaïny publient ce 19 mars Avant, pendant et après le 11 janvier, une réflexion sur la société française au lendemain des attentats de Paris. « Nous ne pouvons plus continuer à développer les mêmes idées-forces et nous ne pouvons plus écrire de la même façon après un si grand désarroi », soulignent-ils. Mediapart vous propose de larges extraits.

En 2012, le sociologue et philosophe Edgar Morin et l'essayiste et artiste Patrick Singaïny publiaient « La France une et multiculturelle » Au lendemain des attentats de Paris, ils poursuivent leurs réflexions sur la société française avec un recueil de textes publié ce 19 mars aux éditions de l'Aube. Avant, pendant et après le 11 janvier marque leur volonté de dépasser le stade de la sidération provoquée par les attentats terroristes. Pour les auteurs, l'événement provoque une rupture : « Nous ne pouvons plus continuer à développer les mêmes idées-forces et nous ne pouvons plus écrire de la même façon après un si grand désarroi », écrivent-ils.

Mais comprendre ce qui est en cours et en jeu dans les profondeurs de la société française impose de s'éloigner des vacarmes politiques et des raccourcis intellectuels. Les deux auteurs revendiquent une approche et des mots qui sont « avant tout un éloge à toutes les nuances et placent la complexité au cœur du cyclone d'où l'intellectuel est sommé de parler ». « C'est à partir d'elle – la nuance complexe – que vo

us y trouverez vos propres pistes de réflexion. Il ne suffit plus d'être indigné », notent-ils.

Mediapart vous propose comme extrait de ce livre un texte d'Edgar Morin, titré « Comprendre et entreprendre »

Comprendre et entreprendre

Essayons de comprendre l’attentat contre Charlie Hebdo commis par deux citoyens français nés et éduqués en France et qui ont appris à tuer au Yémen.

Tout d’abord, comprendre les conditions proprement françaises qui ont conduit des jeunes Français au fanatisme du djihad d’Al-Qaida. Il y a les conditions de vie dans les banlieues où sont concentrées des populations d’origine arabo-musulmane. Ces conditions sont celles d’une ghettoïsation croissante.

Là se forment des bandes d’adolescents qui, comme tous adolescents, aiment transgresser. Les bandes deviennent gangs quand les familles sont brisées, que le chômage sévit. Chez une partie des adolescents, les gangs vivent de l’économie du vol et de la drogue et deviennent délinquants. Cela existe aussi dans les favelas brésiliennes ou les bidonvilles colombiens.

Mais en France, il y a une différence avec ces pays, où les délinquants sont d’origine locale. En France, les délinquants sont d’ascendance immigrée.

Les contrôles policiers au faciès sont brutaux ; à Clichy l’intervention policière après des dégradations a conduit aux meurtres de deux adolescents, et une indignation généralisée a conduit les jeunes à combattre la police par pierres, à incendier les voitures.

Un cercle vicieux favorise les rejets et les agressivités contre ces jeunes, ce qui favorise le repli ghettoïque, la refermeture sur les solidarités d’origine. Tout cela fortifie la boucle causale où les hostilités s’entre-nourrissent, constituant autant de barrières à l’intégration.

Une petite partie des adolescents a sombré dans la délinquance, les autres trouvent boulot, protection, amitié, amour qui sauvent. Mais tous subissent et ressentent le rejet

Les rejetés rejettent ceux qui les rejettent. Une partie de ces jeunes se sent non pas française, mais privée de patrie. Certains d’entre eux, délinquants, rencontrent en

prison des mentors qui leur inculquent l’islam sous une version fanatique. La prison, école du crime pour les uns, devient pour d’autres écoles du salut. C’est pour eux la voie de la rédemption et de la vérité. On ne peut être un vrai Français, mais on peut devenir un vrai musulman. Ils ont trouvé la voie du bien et de la vérité. En même temps, c’est la voie du combat pour le Bien qui peut aller jusqu’au martyre, qui lui-même est la Voie du Paradis.

Pour les jeunes d’ascendance maghrébine, le poids de la colonisation qu’ont subi leurs ascendants n’a pas disparu. L’acquisition de l’indépendance a été capitale pour hausser les colonisés au niveau de leur colonisateur. Mais cela vaut au Maghreb, et non en France, où l’immigré et ses descendants sont non pas d’abord algériens, marocains ou tunisiens, mais arabes ou musulmans.

« Entre intégration, délinquance, djihadisme »

Par ailleurs tous les Arabo-musulmans ressentent les deux poids deux mesures, non seulement qu’ils subissent en France pour trouver travail ou logement, mais que les nations arabo-musulmanes subissent dans le monde. La tragédie israélo-palestinienne leur montre que le monde occidental privilégie l’Israël colonisateur au détriment du Palestinien colonisé. Cette tragédie, du reste, a pénétré en France avec les attentats contre les synagogues, les profanations de mosquées, les profanations de tombes juives, musulmanes, les insultes antijuives et antiarabes. Mais Israël est loué pour sa démocratie, nullement blâmé pour son colonialisme. La synagogue est respectée et honorée par les officiels qui y mettent kippa, la mosquée est oubliée.

Une grande majorité d’Arabo-musulmans souffrent de toutes les humiliations subies par le monde arabe. Ils voient dans les guerres américaines en Afghanistan et en Irak des interventions impérialistes contre des Nations arabes. Les fanatisés, eux, ruminent la haine des Occidentaux, des chrétiens, des juifs.

Les attentats du 11 septembre 2001 montrent aux fanatiques qu’il est possible de lutter contre le grand Satan, lequel anime les éternels croisés, tandis que de leur côté les États-Unis et l’Occident, s

’autoproclamant axe du bien, déclarent la guerre à l’axe du mal. L’Occident dénonce avec horreur le terrorisme aveugle qui tue civils femmes et enfants, sans se soucier que dans le monde arabo-musulman, on dénonce avec horreur les bombardements aveugles qui tuent civils femmes et enfants, ainsi que les assassinats ciblés par drones ou a

utres.

L’idée du djihad, du martyre s’empare d’esprits juvéniles, parfois après bien des errances et des échecs. Khaled Kelkal et Mohamed Merah deviennent djihadistes après oscillation, comme chez bien de jeunes Beurs nés en France, entre intégration, délinquance, djihadisme.

C’est surtout après les guerres civiles consécutives au printemps arabe, pacifique à l’origine, en Irak, Syrie, Yémen, que se déploient dans ces pays des guerres djihadistes qui en Syrie et Irak bataillent pour instituer un califat régi par la charia la plus rigide. De même que la guerre d’Espagne avait attiré révolutionnaires et démocrates de multiples pays pour lutter aux côtés des Républicains, Al-Qaida et Daech au Moyen-Orient attirent des jeunes fanatisés des pays occidentaux eux-mêmes, dont la France. L’intervention militaire française conduit Daech et AlQaida à transplanter leur guerre en France, et les jeunes Français musulmans qui s’y aguerrissent retournent en France pour y mener le djihad et accomplir le martyre.

Ainsi la guerre du Moyen-Orient est entrée en France le 7janvier 2015.

Or l’intervention actuelle des USA et de leurs suiveurs, dont la France, est aussi impuissante, aveugle, et illusoire que le furent les interventions américaines précédentes.

L’impuissance. Les meneurs de la coalition anti-Daech ont déclaré préalablement qu’ils n’interviendraient pas par troupes à terre, mais seulement par frappes aériennes. Les troupes des pays arabes anti-Daech sont faibles et divisées. La coalition inclut l’Arabie Saoudite – dont le régime est proche de celui que rêve d’instaurer Daech. Elle ne comprend ni la Turquie, ni l’Iran, ni la Russie. Cette guerre comporte des aspects qui paraîtraient grotesques s’ils n’étaient tragiques : l’Occident combat le régime d’Assad, mais est son allié contre Daech et bénéficie de ses services de renseignement. L’Occident est hostile à l’Iran mais est son allié objectif puisque l’Iran soutient militairement le pouvoir chiite irakien. La Turquie est plus hostile aux Kurdes de Syrie, frères des Kurdes de Turquie, qu’à Daech, et n’a soutenu les défenseurs de Kobané qu’in extremis.

L’aveuglement. L’interventionnisme occidental poursuit la décomposition des Nations du Moyen Orient, qu’il a en grande partie provoquée. La seconde guerre d’Irak a suscité une décomposition devenue irrémédiable de cette Nation. La guerre à la fois civile et internationale de Syrie décompose la Syrie de façon non moins irréversible. La Libye est décomposée à la suite de l’intervention française. L’unité fragile de ces nations multiculturelles et multireligieuses récentes, créées artificiellement par l’Occident sur la décomposition de l’empire ottoman, se trouve détruite. Des dictateurs immondes ont été liquidés, mais ils seraient morts tôt ou tard, alors que des nations entière sont mortellement frappées. Les horreurs de guerres civiles entretenues internationalement succèdent à l’horreur des dictatures impitoyables.

L’illusion. Les buts de guerre des Occidentaux au Moyen-Orient sont la restauration des États-nation déjà décomposés. Alors qu’il existe un seul et vrai but de guerre à opposer au califat de Daech, c’est la confédération du Moyen-Orient, à l’image amplifiée d’un Liban, qui respecterait l’autonomie et la liberté d’ethnies et des religions diverses qui y sont implantées, dont le christianisme.

« Sauf redressement, tout s’aggravera, y compris en France »

Vient un moment où un conflit pourrit. Le conflit franco-algérien a pourri après que l’opportunité de négociations en 1956 n’a pas été saisie, et la radicalisation dans la poursuite de la guerre a favorisé une dictature militaire en France et la dictature du parti unique en Algérie. La France a évité le pire grâce au génie stratégique de De Gaulle. L’Algérie n’a pas évité le pire. Le conflit israélo-palestinien a pourri avec la transformation d’une guerre entre deux nations revendiquant le même territoire en guerre entre deux Dieux impérieux, en fait sosies incapables de compromis. Le conflit du Moyen-Orient pourrit dans son mélange de guerres civiles, guerres de religion, guerre internationalisée par l’intervention de multiples puissances.

Sauf redressement et changement de voie, tout s’aggravera, y compris en France.

Enfin il faut saluer le formidable rassemblement français en réaction à l’attentat contre Charlie Hebdo. Ce rassemblement fut au départ spontané, dans toutes les villes des foules se réunissaient dès le 7 janvier ; le slogan puéril, «Je suis Charlie», devenait profond par l’identification à une tradition libertaire française de l’irrespect et fécond par sa capacité à réveiller – provisoirement ? – un peuple en léthargie. Le grand rassemblement ne fut pas l’œuvre des partis, mais un

produit non partidaire, bien que non apolitique ; il était le produit d’un sursaut issu des nappes profondes de la France. Il fut certes canalisé par le pouvoir exécutif. Mais il fut étrange de voir en tête d’un cortège officiel des chefs d’État et de gouvernement (dont certains sont loin d’être des apôtres de liberté). La classe politique officielle tendait à confisquer, mais sans y arriver, le grand élan infra et suprapartidaire, supra et infrapolitique qui animait un million et demi de Parisiens.

Il y aura retombée, mais l’espoir serait que de cette société civile, qui s’est réveillée, puisse naître, en dehors des partis, une confédération d’associations travaillant pour le renouveau et vouant à refouler progressivement les puissances financières maîtresses aujourd’hui du jeu politique. Ainsi pourraient s’associer le mouvement écologique concret (refoulant l’agriculture et l’élevage industrialisés, créant des cités dépolluées, pratiquant les circuits économiques courts), le mouvement convivialiste, l’économie sociale et solidaire, le collectif Roosevelt, les économistes atterrés, et tant d’autres ; cette confédération se vouerait à l’œuvre de régénération, qui pourrait suivre le moment du réveil.

Mais malheureusement l’anti-islamisme profite maintenant du raz de marée du dimanche 11 janvier, l’orientant pour isoler, culpabiliser, dégrader les populations musulmanes. Il y a plus qu’une incompréhension réciproque qui s’est installée dans les esprits. Les uns, laïques, ne peuvent admettre une limitation de nature religieuse à la liberté. Les autres ne peuvent admettre une atteinte à ce que leur religion comporte de plus sacré.

La réponse n’est pas dans les polémiques lapidaires. Elle est dans l’introduction au cœur de la culture française, et d’abord à l’école, d’une culture historique. Il ne suffit pas de rappeler la tolérance religieuse pour les chrétiens et les juifs dans les califats anciens et dans l’Empire ottoman. Il ne suffit pas d’indiquer le rôle fécond de la culture arabe dans la culture européenne. Il faut rappeler ce que fut le catholicisme pendant des siècles.

Régis Debray a écrit justement : « Au XVe siècle, nos bons chrétiens coupaient les têtes, beaucoup plus que

Daech ; on brûlait les hérétiques, la torture s’appelait la Question, les Albigeois étaient massacrés, sans parler ensuite des protestants. En 1824 en France, 30 ans après la Révolution, une loi a été votée condamnant à mort le sacrilège, par exemple le vol d’un ciboire : l’ère Daech et l’ère Cabu ont la même horloge, mais pas le même âge.»

Il est aussi de montrer que la France s’est formée historiquement comme nation multiculturelle en intégrant/provincialisant des peuples très différents les uns des autres (Alsaciens, Bretons, Basques, etc.). Il est de rappeler que le «terrorisme» n’est pas invention islamique en Europe. Les Brigades rouges et les Brigades noires en Italie, la bande à Baader en Allemagne ont commis des attentats délirants et monstrueux. Si divers, voire ennemis les uns aux autres soient-ils, les «terroristes» sont semblables par le monde clos, démentiel, halluciné dans lequel ils vivent, mais aussi dont ils peuvent sortir comme l’ont fait des anciens Brigades rouges qui ont redécouvert le monde extérieur auquel ils ont été fermés.

La repensée, la rééducation sont beaucoup plus nécessaires que les proclamations antiracistes.

Nous avons une grande, lourde, nécessaire tâche, qui est de régénération de la pensée, qui comporte nécessairement régénération de la pensée politique. Même sans espoir il est nécessaire de l’entreprendre, et l’entreprendre ferait naître l’espoir mêm

e si celui-ci serait fragile.

MEDIAPART

« Avant, pendant et après le 11 janvier » par Edgar Morin et Patrick Singaïny 116 pages, éditions de l'Aube, 10 euros

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