L’analyse au scalpel de Todd
Qui est Charlie d’Emmanuel Todd a déjà fait couler beaucoup d’encre et il ressort de la polémique que l’on se refuse finalement à considérer ce livre pour ce qu’il est, c’est-à-dire une analyse au scalpel de la société française d’aujourd’hui par le biais notamment de ses comportements politiques. Discréditer son auteur, en feignant de le considérer comme un quelconqu
e essayiste ne s’appuyant sur aucune donnée factuelle, vise à détourner et à faire détourner le regard d’une situation dérangeante.
L’introduction a suscité de nombreuses réactions négatives. Pourtant, elle est étayée même dans sa partie la plus subjective. Comment, en effet, ne pas être d’accord avec son auteur lorsqu’il parle d’hystérie collective à la suite de l’attentat du 7 janvier ? Il y eut des enfants convoqués dans des commissariats à la suite de dénonciations par des adultes… des jeunes condamnés à la prison en comparution immédiate pour insubordination… des lycéens que l’on sommait de se taire au nom de la liberté d’expression… Todd s’appuie, en outre, sur un exemple anecdotique mais significatif : l’interview de Jamel Debouzze dans une émission dominicale de TF1, dans laquelle l’interviewer n’apparaît jamais, il est en voix-off, et dans une séquence où les « invités » parlent sur le mode de la confession... mais de quelle faute concernant l’humoriste dans ce terrible contexte ?
Cette introduction a surtout un grand mérite, celui de sortir du ressenti subjectif pour aller vers la démarche scientifique objective. En s’appuyant sur le meilleur Durkheim, celui du Suicide (non français…), et sur Max Weber, Todd énonce d’emblée que son approche ne sera pas celle d’un polémiste, mais d’un chercheur voulant identifier ce qu’il y a d’inconscient dans nos pratiques collectives. L’inconscient collectif fait en général moins réagir négativement que l’inconscient individuel, mais les marches du 11 janvier ont été si rapidement sacralisées que le rejet de la démarche analytique de Todd se trouve finalement aussi violemment rejetée que l’est la psychanalyse par bien des individus. Pourtant, comme il l’énonce plus loin, si la pratique collective révèle autre chose que ce que disent les discours, c’est la pratique qu’il importe d’interroger.
Le premier chapitre du livre dessine le cadre sociologique dans lequel se sont déroulés les événements. Revenant sur ses anciens travaux d’historien démographe avec Hervé Le Bras, Todd dessine le parcours historique d’une France bipolaire, égalitaire de par ses structures familiales et laïque en son centre, inégalitaire et catholique en ses périphéries. Cette France subit, selon lui, une crise religieuse du fait que les périphéries se sont déchristianisées et que le centre n’a plus d’adversaire auquel s’opposer. Or il est remarquable que lors des votes électoraux européens de ces dernières décennies, ce sont les périphéries qui ont été plus favorables à l’idéal néo-libéral européen, c’est-à-dire à l’abandon de toute valeur égalitaire – la monnaie unique n’est pas une monnaie d’égalité étant donné les disparités économiques des pays de l’UE. La France qui décide n’est plus celle qui a été à l’origine des révolutions et des systèmes républicains, mais celle qui fut longtemps réactionnaire, ne retrouvant les commandes du pays que dans des phases accidentelles de son dynamisme historique : les restaurations monarchiques, l’élection en 1848 d’un bonapartiste, la répression de la Commune et, évidemment, la période de Vichy, dont l’antisémitisme était apparu lors de l’affaire Dreyfus.
Que la France marchante le 11 janvier dernier ait été en plus grand nombre dans les villes anciennement catholiques (Lyon) que dans d’autres (Marseille) a effectivement une signification. Le constater est une chose, l’interpréter en est une autre. Et c’est là que Todd crispe un bon nombre de Français qui se pensent dans la tolérance et le progrès linéaire des idées et des mœurs. Car si l’on n’est guère prêt à acquiescer à l’assertion selon laquelle la France d’aujourd’hui, dans son idéal de hiérarchie, serait plus celle de Vichy que celle de la Révolution (p. 86), on ne peut réfuter certains chiffres : le nombre d’individus incarcérés a été multiplié par deux en trente ans (p. 90). C’est-à-dire qu’à notre insu, « nous » désirons une société libertaire et égalitaire de façade, mais liberticide et inégalitaire, voire injuste, dans son mode de fonctionnement. Bref, c’est la préférence pour une société sécuritaire avec des inégalités « acceptables »… En ce qui concerne la politique carcérale du gouvernement, cette préférence est visible puisqu’il y a bien la ministre de la justice Taubira et son pare-feu Valls, d’abord à l’Intérieur, puis Premier ministre, devenant donc son supérieur hiérarchique. Ce néo-républicanisme, de droite comme de gauche, fait finalement la part belle au Parti Socialiste puisque les classes moyennes et l’électorat des périphéries anciennement catholiques peuvent mieux se satisfaire d’un Hollande immobile que d’un Sarkozy agité et de plus en plus ouvertement xénophobe. Le chapitre 4 analyse de manière convaincante ces récentes évolutions, ce pourquoi l’on comprend que le Front National ait pris la place du Parti Communiste en portant des valeurs égalitaires abandonnées par la gauche, même par celle de Mélenchon.
Le troisième chapitre est un clin d’œil à un grand ami de Todd… En effet, « L’égalité malheureuse » répond à L’identité malheureuse de Finkielkraut qui a micro ouvert chaque samedi sur France Culture pour y ressasser ses idées réactionnaires et son islamophobie, sans que personne ne s’en afflige véritablement ou ne s’en inquiète. Depuis une bonne décennie, deux postulats s’affrontent, la position rousseauiste selon laquelle la société génère de la violence chez des individus – par exemple, du suicide tel qu’étudié il y a plus d’un siècle par Durkheim – et la position déterministe qui pense les individus comme des êtres totalement autonomes, non influencés par la société. La seconde position fait la politique carcérale américaine. En France, la première position était bien ancrée et l’on acceptait raisonnablement que la délinquance était une conséquence du chômage. Mais depuis que le délinquant est en nombre important Français d’origine immigrée et/ou Français musulman, la préférence pour le déterminisme – de la famille arabe, de la religion musulmane – s’est manifestée, créant idéologiquement une… identité malheureuse. Or, comme le rappelle Todd, ce sont les inégalités criantes d’aujourd’hui, à diverses échelles (le monde de la mondialisation, l’UE de Maastricht, les poches de pauvreté de certains pays, les aires urbaines qui opposent des banlieues pauvres à des banlieues riches), qui font le malheur et les difficultés contemporaines des sociétés européennes. Cela d’autant plus que l’assimilation d’immigrés se fait spontanément, par notamment l’adoption de pratiques familiales et maritales du pays d’accueil, lorsque ces populations ne sont pas victimes de xénophobie (p. 141-146).
Or, elles le sont, et depuis longtemps, l’islamophobie ne succédant finalement qu’à une arabophobie coloniale et postcoloniale. Dans le dernier chapitre du livre, Todd rejoint Edwy Plenel et son ouvrage Pour les musulmans puisqu’il démontre, chiffres à l’appui, que la catégorie « musulman » n’est guère valide tant il y a de diversité chez les Français musulmans. Il se moque même gentiment de Zemmour et Finkielkraut, moins assimilés qu’ils ne le pensent en n’ayant pas pratiqué de mariage mixte à la différence de bien des jeunes originaires du Maghreb (p. 198-199). La conclusion, même si elle propose des possibilités encourageantes, n’est guère optimiste à court terme tant l’islamophobie s’est insidieusement répandue en Europe (notamment en Allemagne et aux Pays-Bas) et tant le dogmatisme néo-libéral fait de victimes, sacrifiant les emplois sur l’autel de la monnaie et des équilibres budgétaires. Il faut toute la mauvaise foi des classes dominantes françaises pour dénoncer toute forme de racisme et d’antisémitisme et, dans le même temps, détourner le regard de l’arabophobie/islamophobie, qui s’étale régulièrement à la une des hebdomadaires nationaux, et des chiffres du chômage des jeunes de banlieue. Mal reçu, mal compris, ce livre est pourtant un constat accablant, une analyse froide, un cri d’alerte et un appel à la coexistence raisonnable dans une économie viable.
Emmanuel Todd, Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse, Paris, Le Seuil, 2015, 243 pages, 18 euros.