Êtes-vous antépathe ?
La prochaine fois que vous irez acheter du pain, méfiez-vous. Si la tentation vous prend d'une baguette " rustique ", " à l'ancienne " ou " saveur des prés ", il est peut-être trop tard. Vous voilà touché par un mal terrible, l'antépathie.
Un ouvrage en recense tous les symptômes, C'était tellement mieux avant – Petit précis d'antépathie contemporaine. Son auteur, Lucas Fournier, est un homme sérieux. Diplômé de Sciences-Po et de Sup de Co, il travaille au Comité économique et social européen, à Bruxelles.
Mais les auditeurs de France culture le connaissent pour d'autres méfaits. Depuis vingt ans, le dimanche midi, il rejoint la tribu des Papous dans la tête. Erudition et fantaisie au programme. Cette gymnastique humoristique inclassable, pratiquée en compagnie de Mordillat, Pouy ou Le Tellier, lui a permis de se lancer avec assurance dans la rédaction de son Petit précis d'antépathie.
Car c'est bien l'humoriste qui s'exprime au fil de ces trois cents pages. Il est d'ailleurs assez rare qu'une lecture suscite de tels éclats de rire. On songe à Vialatte ou Desproges, références assumées de l'auteur. Avec Lucas Fournier, la crampe est garantie. Si vous rechignez à vous tordre tous les matins sur un tapis de mousse pour muscler vos abdos, pratiquez son Petit précis.
BAGUETTE
Tout a commencé par cette boulangerie. Lucas Fournier entre et demande une baguette. La boulangère le regarde, intriguée, et lui demande : " Rustique ? Des prés ? A l'ancienne ? Traditionnelle ? Ou d'autrefois ? " Perdu, notre client précise simplement " une baguette normale ". Provoquant une réplique cinglante : " Monsieur, ici, vous êtes chez un maître artisan boulanger. Dépêchez-vous, il y a du monde qui attend. Qu'est-ce que vous voulez à la fin ? "
Désignant ce qu'il considère être une baguette normale, la boulangère répond en soupirant : " Ah, c'est une naturelle, saveur de naguère, que vous vouliez ? Fallait le dire. " Les soupçons de l'auteur se confirment alors. Il y avait bien quelque chose qui traînait dans l'air depuis un certain temps. La baguette saveur de naguère a servi de détonateur. L'époque est à la nostalgie, à la célébration du passé, à l'antépathie.
Dès l'introduction, l'auteur précise les symptômes de l'antépathe : " Obstination à faire des projets de passé, à revisiter l'Histoire (grande ou petite), à réinventer l'ancien, à redécouvrir l'authentique, à commémorer, à se repentir, à retomber en enfance et même en très petite enfance, à vénérer avant, les musées, les vieillards, les ours, l'école, les câlins, les doudous, les arts premiers, les anniversaires et Jean Ier le Posthume. "
Symptômes apparus par exemple à l'occasion du transfert de cendres d'Alexandre Dumas au Panthéon. Lucas Fournier constate à ce moment que " la société antépathe n'a rien trouvé de mieux pour chercher ses racines que de déterrer ses morts ".
JOHNNY ET EDDIE
Il précise : " Alexandre Dumas, décidément bien désavoué, disait que l'Histoire était un clou où il accrochait ses histoires. Vingt ans après, et un siècle plus tard, l'Histoire est le clou du spectacle, enfoncé profond dans le fondement de la société antépathe. Cette Histoire, qui ne repasse pas les plats, bonne fille, nous les réchauffe à présent, nous les ressert, nous les réassaisonne. Chaud devant : une Cléopâtre qui marche, trois Rois maudits pour la 2, un Jaurès sur la 3, le Lascaux, c'est pour la Cinq, la cuvée du patron, le millésime 14-18, c'est pour les Allemands d'Arte, et le devoir de mémoire est offert par la maison... "
Lucas Fournier répertorie tous les signes de cette antépathie ambiante, dans les domaines les plus variés. De la chanson à la politique en passant par le sport. Les chanteurs ? " A 60 balais, Johnny et Eddie n'étaient jamais partis. Aubert ne change pas de station depuis trente ans.
Les autres font du RE : Elli Medeiros a fait son retour en 2006, Polnareff en 2007. Dutronc et Françoise Hardy revisitent les chansons de Mireille et Jean Nohain. Maxime Le Forestier, un revenant, après vingt ans d'absence, se refait la cerise en chantant Brassens. " Les sportifs ? " Comme tout antépathe, le sportif pratique les retrouvailles de l'homme avec son corps. Sauter, courir, lancer, gestes primitifs.
Elan des corps dénudés comme au jardin d'Eden ! Eternel retour de ces athlètes aux torses et cuisses affolément moulés dans des bodies galbant leur praxitélienne musculature ! " Michel Platini, dans sa grande sagesse, notait un jour : " Les joueurs passent, mais les journalistes sportifs restent, c'est le drame de l'équipe de France. " Les politiques ? " La vie politique française ne connaît pas ce drame. Les joueurs ne passent pas. Les jours s'en vont, ils demeurent, et les journalistes politiques restent. "
JEANNE CALMENT
L'auteur distingue quatre syndromes d'antépathies : " Les Choristes " (retour à l'école, au pensionnat, désir d'autorité), " la lingette " (régression infantile), " Alexandre Dumas " (voir plus haut) et " Jeanne Calment ".
Ce dernier chapitre consacré à notre défunte doyenne de l'humanité ne se contente pas de muscler un peu plus nos zygomatiques. Il révèle, en quelques lignes, des questionnements où l'humour cède la place à la gravité. La mise en valeur par notre société d'une certaine vieillesse épanouie et référente (les seniors, les sages, les figures de commandeur façon de Gaulle ou Jaurès) masque en réalité un refus d'accepter cet âge tel qu'il est vraiment.
" La France antépathe ne veut ni voir ni écouter les invalides, les grabataires, les grands vieillards dont on ne sait que faire. Pour cela, s'adresser aux spécialistes ou aux enfants desdits vieillards qui sont parfois, eux-mêmes, septuagénaires. Cela ne nous concerne pas. Mais si la température ambiante monte, alors les oubliés des mouroirs et les vieux honteux montent en une. Les crépusculaires, quand vient la fin du jour, n'ont un soleil glorieux que s'il est caniculaire. "
Une maladie bien française...
Définition de l'antépathie par Lucas Fournier : " Antépathie : substantif féminin (du latin ante : avant, et du grec pathos : souffrance), maladie de celui qui souffre en raison de ce qui était “avant”. Tous les cas connus à ce jour dans le monde sont exclusivement français. L'antépathe souffre obsessionnellement du besoin de retourner vers avant : l'adolescence, la prime enfance et encore plus loin même, dans le ventre maternel, dans les gènes des ancêtres, l'origine des origines. Cette affection touche à la fois l'individu et la société tout entière. " C'était tellement mieux avant – Petit précis d'antépathie contemporaine, Lucas Fournier, Points Seuil.
Source Temoignage Chrétien