Grâce aux big data, les marques fidélisent sans coup férir. Mais la matière la plus précieuse contenue dans les métadonnées, c’est le « taux de conversion », la probabilité de faire d’un consommateur potentiel un client. Un service pour lequel les annonceurs sont prêts à payer le prix fort. Pourquoi donc Google s’est-il lancé dans la construction d’une voiture ?
Un projet qui a généré des séries de reportages et de pleines pages d’articles enthousiastes. D’abord pour tout savoir sur le conducteur et ses passagers, façon de conduire, radio préférée ou destinations favorites, afin de fournir des profils ultra-documentés pour un marketing ciblé. Mais pas seulement. En ligne de mire, il y a la voiture autonome, celle qui permettra d’améliorer le fameux taux de conversion. Le brevet déposé en 2011 par la firme de Mountain View fait partie du plan. Imaginez, alors que vous flânez en ville, qu’apparaisse sur votre smartphone une offre promotionnelle, accompagnée d’un transport gratuit jusqu’au commerce, qu’il s’agisse d’un magasin de sport, d’une agence de voyages ou d’un restaurant. L’algorithme vous donne l’estimation du temps que cela va prendre en tenant compte de votre localisation, de l’itinéraire et de l’état du trafic. Si vous êtes tenté, la Google Car la plus proche vient vous chercher et vous ramène ensuite où vous souhaitez.
« Dans ce futur nouveau, vous n’êtes jamais perdu. Nous connaîtrons votre position au mètre près et bientôt au centimètre près », vantait ainsi Eric Schmidt, le patron de Google. Bien sûr, l’algorithme qui connaît votre position et celle du magasin a pris soin de comparer en temps réel le coût du transport et le bénéfice escompté par l’annonceur, qui, en fonction de ces données, a ajusté le montant de sa remise. Ce que fait déjà l’application Foursquare de votre mobile puisqu’elle connaît votre localisation et donc vos lieux de sortie favoris. De précieuses informations qui, une fois revendues, vont permettre aux marques de concocter des programmes de fidélisation ad hoc. Et comment résister à l’argument de la sécurité ? L’algorithme qui pilote la Google Car ne s’endort pas, n’est pas sujet à la distraction, ne risque pas d’être ébloui par les phares des autres véhicules, ni d’avoir consommé trop d’alcool, pas plus qu’il ne surestimera son temps de réaction.
L'homme nu.
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"Aujourd’hui, les 62 personnes les plus riches de la planète détiennent autant de ressources que la moitié de l’humanité la plus pauvre, soit 3,5 milliards d’individus, Bill Gates étant à la tête de cette oligarchie mondiale, avec 79 milliards de dollars. Mark Zuckerberg, le boss de Facebook, a intégré en 2015 le club des vingt personnalités les plus riches de la planète, tandis que la même année, le plus jeune des milliardaires était Evan Spiegel, vingt-quatre ans, créateur de Snapchat, l’application de partage photos et vidéos sur mobiles. Le 18 juillet 2015, Larry Page et Sergueï Brin, les deux fondateurs de Google, ont gagné chacun en une seule journée 4 milliards de dollars grâce à la valorisation de leurs titres boursiers. Les start-ups américaines de la hi-Tech sont « la solution au problème de l’inégalité économique », a promis Eric Schmidt. Le président du conseil d’administration de Google, dont la fortune personnelle est estimée à plus de 10 milliards de dollars, explique à qui veut l’entendre que des projets technologiques développés ou soutenus par Google avaient permis d’améliorer l’éducation en Afrique ou la santé des diabétiques... « Si ces firmes peuvent agir à la limite de la légalité, en matière de fiscalité, de droit de la concurrence et de protection de la vie privée... », c’est bien parce qu’elles sont « liées à l’élite gouvernementale », rappelle Frank Pasquale. « La Silicon Valley, la haute sphère financière de New York et le sommet du renseignement militaire de Washington forment un bloc de plus en plus unifié. »"
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"Jamais l’appareil de renseignements américain, ce morceau de l’État, désormais hybridé aux big data, n’aura été aussi puissant. Une force qui peut se retourner contre ses géniteurs. Par leur puissance même et leurs ambitions, ces supermultinationales contestent la légitimité des gouvernements élus. De leur point de vue, quelle est la nécessité à terme de cette incarnation obsolète du pouvoir par des hommes et des femmes politiques complètement dépassés, alors que les big data connaissent tout de nos envies, de nos désirs, de nos attentes, et se considèrent capables de les satisfaire avant même que nous les exprimions ? Preuve que le pouvoir n’est plus entre les mains des politiques, Ruth Porat, vice-présidente de la puissante banque d’investissement Morgan Stanley, a décliné en 2013 la proposition du poste de secrétaire adjointe au Trésor, lui préférant celui de directrice financière de Google... Tout comme Barack Obama n’était pas parvenu à faire d’Eric Schmidt un secrétaire d’État au Commerce. Le pari de la Silicon Valley est celui de la gouvernance par les données. S’affranchir du débat politique dans un souci de performance, et remplacer les lois par des règles algorithmiques. Intervenant dans une conférence interne à Google, Jennifer Pahlka, vice-présidente de la technologie pour l’Administration américaine, explique avec enthousiasme qu’un gouvernement devrait fonctionner comme Internet. Le philosophe chercheur américain Evgeny Morozov, spécialiste de l’influence des technologies sur la société et auteur d’un livre cruellement intitulé Pour tout résoudre, cliquez ici. L’aberration du solutionnisme technologique, dénonce, lui, la prise de pouvoir des données et la mort de la politique : « En plus de rendre nos vies plus efficaces, ce monde intelligent nous met devant un choix politique intéressant. Si tant d’éléments de notre comportement quotidien sont déjà capturés, analysés, pourquoi s’en tenir à des approches non empiriques de la réglementation ? Pourquoi s’appuyer sur les lois quand on a des capteurs et des boucles de rétroaction ? » Et d’enfoncer le clou : « La technologie n’est-elle pas là pour nous aider ? Ce nouveau type de gouvernance a un nom : la réglementation algorithmique. Dans la mesure où la Silicon Valley a un programme politique, c’est bien celui-ci. » Au lieu de gouverner les causes, ce qui nécessite de l’imagination et du courage pour affronter la complexité, on contrôle les effets."
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hLes big data destituent les politiques. Un coup d’État invisible qui vise à vider la démocratie de sa substance, à ne laisser que la coquille en apparence intacte. Ne restent que le décorum des institutions et le rendez-vous sacralisé des élections. La citoyenneté n’est plus qu’un mot fossile, vestige de l’héritage grec. À Athènes, le citoyen était le centre de gravité. Exercer sa citoyenneté était une activité quotidienne qui rythmait la vie. Comme le déplore le philosophe italien Giorgio Agamben, auteur de L’Homme sans contenu, « la citoyenneté se limite désormais à un statut juridique et à l’exercice d’un droit de vote ressemblant de plus en plus à un sondage d’opinion ». D’autant que la dépolitisation massive que l’on observe en Occident fait les affaires des big data qui rêvent de neutraliser le citoyen pour ne garder que le consommateur producteur de données. Quand Barack Obama s’enflamme : « Nous possédons l’Internet », il exprime cette nouvelle réalité : la puissance de son pays repose sur les géants du numérique. Internet a offert aux États-Unis une fantastique opportunité non seulement pour conserver mais aussi pour renforcer leur leadership planétaire. La frénésie de connectique qui frappe l’être humain pour communiquer toujours plus vite et toujours plus loin a permis de tendre un immense filet dans lequel tombe à présent toute information émise sur la planète. Aucune guerre de conquête n’aurait mené à un tel résultat. Les États-Unis n’ont d’ailleurs jamais cherché à posséder par la force plus de territoires, ce qui leur importe n’est pas de conquérir le monde mais de le dominer. Pesant de moins en moins démographiquement –moins de 5 % de la population mondiale aujourd’hui –, ils ont misé sur la maîtrise de l’infosphère avec quinze ans d’avance sur la vieille Europe. L’État américain s’est adapté, en opérant un transfert de pouvoir du politique vers les Gafa. Par hybridation, les États-Unis sont en train d’engendrer une entité nouvelle. Cette dernière conglomère les intérêts de l’appareil d’État et ceux d’une supra-oligarchie née du numérique. L’économie du Net est l’essence même de la mondialisation. Aucune frontière ne lui résiste et ses dirigeants n’attendent de la classe politique qu’un laisser-faire absolu afin de profiter librement de leur extraterritorialité par une fiscalité dérogatoire. L’information et son corollaire, le renseignement, ne doivent plus connaître de frontières. En 2014, grâce à d’habiles montages financiers, Facebook a versé au fisc français 319 167 euros pour des bénéfices estimés à 266 millions d’euros, soit 109 fois moins que l’impôt dont elle aurait dû s’acquitter."
La dictature invisible du numérique" de Marc DUGAIN, Christophe LABBE