LA SOLIDARITÉ CORRUPTRICE DES OLIGARQUES
Tentative d'évasion (fiscale)
Michel PINÇON, Monique PINÇON-CHARLOT
Comment planquer son magot ? Inspirés par les récents exemples de Jérôme Cahuzac et de Liliane Bettencourt, deux sociologues décident à leur tour d’extrader leur maigre fortune. Un jeu de rôle commence, qui va les mener au cœur du système de l’évasion fiscale. Cette tentative d’évasion les conduit d’abord en Suisse, où ils se livrent à une observation in vivo du petit monde doré des exilés fiscaux. De banques en trusts, ils expliquent au passage comment les milliards fugitifs s’abritent derrière un maquis touffu de montages financiers. Mais si la grande évasion fiscale finit sa course sous les palmiers ou au pied de grands sommets enneigés, elle s’organise en réalité beaucoup plus près de chez nous. Où l’on découvre, de retour en France, les petits arrangements entre amis qui se trament sous la houlette de Bercy… Au-delà des scandales qui font la une, voilà une enquête vivante et accessible permettant de comprendre les rouages de l’évasion fiscale et ses enjeux politiques. Une investigation éclairante dont l’objectif est de battre en brèche le pouvoir symbolique lié à l’opacité de la spéculation financière, à la cupidité et au cynisme des plus riches mobilisés pour accumuler toujours plus d’argent.
Ci-dessous un extrait du livre « Tentative d'évasion (fiscale) » de Michel PINÇON, Monique PINÇON-CHARLOT.
"Que deviennent les valeurs d’égalité face aux dispositifs légaux de contournement de l’impôt ? La légalité définit la légitimité, et donc la reconnaissance et l’acceptation de l’ordre dans les rapports sociaux de domination. Par quels processus sociologiques les nantis arrivent-ils à ne plus payer des impôts à la hauteur de leur fortune ? Par quels autres processus ceux qui en font les frais en n’échappant à aucune taxe acceptent-ils cet incivisme fiscal ? La transformation des intérêts particuliers des nantisen intérêts généraux Les puissants aboutissent, à travers le droit et le détournement du pouvoir législatif, à ce que « leurs » lois deviennent « les » lois, l’« illégal », le « légal ». Pour cela, il faut que les plus fortunés soient très proches des politiques, au point de former une caste de riches et de puissants qui cumulent toutes les formes de pouvoir en même temps que toutes les formes de richesse. Ses membres occupent les positions les plus élevées dans tous les domaines : au cœur de l’État, dans la haute administration et les assemblées parlementaires, dans les conseils d’administration des entreprises et des banques, dans les médias publics et dans ceux dont les propriétaires font partie de leur classe, dans l’armée, les arts et les lettres. Tous ces oligarques, grands bourgeois et nobles fortunés, entretiennent, à travers une intense sociabilité professionnelle et mondaine, des relations suffisamment constantes et proches pour que chacun, dans sa sphère d’influence spécifique, puisse décider dans le sens des intérêts de la classe.
Ce collectivisme grand-bourgeois se mobilise « spontanément », sans qu’il y ait besoin d’en faire la théorie. Le lundi 3 novembre 2014, Philippe Villin, inspecteur des Finances, ancien élève de l’ENA, fête au théâtre des Champs-Élysées les vingt ans de la société Philippe Villin Conseil (PhVC), qu’il a créée en 1994 après avoir exercé dans le secteur public à l’Inspection générale des finances (1979-1983) et comme chef du service du budget, des affaires financières et des participations à la Direction générale des télécommunications (1983-1984). Les patrons du CAC 40 sont représentés par Patrick Pouyanne, le tout nouveau directeur général de Total, et par Jean-Laurent Bonnafé, président de BNP Paribas. Roselyne Bachelot, Jean-Louis Borloo, Claude Guéant, Jean-Pierre Chevènement et Nicolas Sarkozy sont au rendez-vous pour représenter le Gotha politique. Le même jour, à la même heure, toujours dans le 8e arrondissement de Paris, mais à la salle Pleyel, BFM organisait sa soirée « Césars » pour récompenser les meilleurs entrepreneurs. La presse a mentionné la présence de Xavier Niel. Manuel Valls et Emmanuel Macron remettront les récompenses. L’entre-soi des fêtes et des réceptions permet à la mayonnaise oligarchique non seulement de prendre, mais aussi d’être délicieuse tout en prenant la fermeté d’une meringue. La structure des échanges n’est pas celle du don et du contre-don entre individus ni entre familles : c’est à la classe sociale des nantis que l’on apporte sa contribution et son aide, et le retour sur investissement revient tout naturellement sans qu’il soit une réponse directe à la libéralité que l’on a prodiguée. Dans leur vie quotidienne, les grands bourgeois sont dans le conflit d’intérêts permanent : à l’intérieur de leur classe, ils échangent sans cesse entre eux préférences, services et informations. Le conflit d’intérêts est donc consubstantiel au fonctionnement ordinaire de la classe dominante, la collusion de fait entre les différentes dimensions du pouvoir allant de soi, étant intrinsèque à la concentration de tous les pouvoirs entre les membres de la classe.
De plus, cette classe de nantis a trouvé dans la mondialisation financière,financière, sur des bases néolibérales, la possibilité de généraliser cette forme de corruption dans laquelle l’évasion fiscale joue un rôle décisif dans la perte des solidarités nationales. Les paradis fiscaux ne sont donc pas une arme de destruction massive des États. Ils sont un instrument utilisé par une classe sociale mobilisée pour un énorme hold-up à son seul bénéfice. Pour organiser cette évasion fiscale de « 600 milliards d’euros qui manquent à la France7 », tous les membres de la classe oligarchique doivent apporter leur pierre à cette prédation de haut vol.
Des inspecteurs des Finances avec leur pantouflage du public vers le privé aux avocats fiscalistes et aux financiers en passant par les économistes à la langue experte et à une partie de la presse à la solde des patrons du CAC 40, c’est bien la classe dominante qui, depuis le sommet de l’État et des assemblées parlementaires, dans l’intégralité et la diversité de tous ses membres, organise en France, mais aussi en Europe, le plus grand casse des temps dits « modernes ».